Dao De Jing, chapitres 11 à 20

Le célèbre ouvrage de LAO TSEU en 81 chapitres

École chinoise, Lao-tseu sur son buffle, suivi par un disciple, XVIIIe s., Paris, Bibliothèque Nationale.

ONZE : Les rayons de la roue convergent au moyeu. Ils convergent vers le vide. Et c’est grâce à lui que le char avance. Un vase est fait d’argile mais c’est son vide qui le rend propre à sa tâche. Une demeure est faite de murs percés de portes et de fenêtres, mais c’est leur vide qui la rend habitable. Ainsi, l’homme construit des objets, mais c’est le vide qui leur donne sens. C’est ce qui manque qui donne la raison d’être.

DOUZE : Les cinq couleurs aveuglent l’homme. Les cinq notes assourdissent ses oreilles. Les cinq saveurs rendent sa bouche insensible. Les courses et la chasse égarent son esprit. Les richesses l’empêchent de progresser. Ainsi le Sage tourne son regard en lui-même et, loin du tumulte et des passions, exerce librement son choix.

TREIZE : Supporte la disgrâce Dd’un cour égal. Accepte l’adversité comme inséparable de la condition humaine. Que faut-il comprendre par Supporte la disgrâce d’un cour égal ? La disgrâce n’est pas pire que la faveur. Toutes deux engendrent la crainte. Ne soit donc affecté ni par la perte ni par le gain. Que faut-il comprendre par L’adversité est inséparable de la condition humaine ? L’homme a un corps, c’est pourquoi le malheur a prise sur lui. S’il n’en possédait point, quel événement pourrait le frapper ? C’est pourquoi, à celui qui se soucie des autres autant que de lui-même on peut confier le monde. Seul celui qui aime les autres autant que lui-même est digne de les gouverner.

QUATORZE : Mes yeux s’écarquillent, et je ne le vois pas : il s’appelle l’Invisible. Mon ouïe est en alerte, et je ne l’entends pas : il s’appelle l’Inaudible. Mes mains se tendent et ne rencontrent rien : il s’appelle l’Impalpable. Trois aspects indéfinis qui font l’unité. En haut il n’est pas lumineux, en bas il n’est pas obscur. Son éternité défie même le temps. Il n’a pas de nom. Il vient d’un monde où rien de sensible n’existe. Car la lumière appelle l’obscurité et l’obscurité existe par la lumière. Le Tao est une forme sans forme, une image sans image. Il est l’Indéterminé. Si l’on marche devant lui, on ne voit pas son principe. Si l’on va derrière lui, il paraît sans fin. En suivant l’antique voie, on maîtrise le présent. Car le Tao est le fil qui guide l’homme à travers le temps.

QUINZE : Les grands sages de l’Antiquité étaient si éloignés des autres hommes par l’étendue de leur connaissance et la profondeur de leur pensée qu’on ne pouvait espérer les comprendre. Peut-on les décrire ? Ils étaient attentifs comme l’homme qui traverse l’eau tumultueuse et glacée d’un torrent. Prudents comme le voyageur averti d’un danger. Réservés comme le visiteur qui reçoit l’hospitalité. Insaisissables comme la glace qui font. Simples comme le bois brut que l’on vient de débiter. Ils étaient emplis d’espace infini comme la vallée. Insondables comme une eau dormante. Celui qui suit le Tao peut, sans trouble intérieur, attendre que l’eau pure se décharge des limons. Immobile et calme, il verra se présenter l’heure d’agir. Il ne désire que l’infini du vide. C’est pourquoi les hommes peuvent par moment le mépriser, le croyant loin de la vérité, car ils ignorent sa sagesse.

SEIZE : Ayant atteint le vide parfait, je me laisse porter par l’aile puissante du silence. Je contemple l’agitation des hommes. Retourner à son origine… Retourner à son origine, c’est retrouver le repos. Le repos, c’est le retour dans sa demeure véritable. C’est renouer avec son destin. Ce retour est la loi éternelle. Connaître la loi éternelle, c’est être éclairé. L’ignorer, c’est la confusion et, par là, c’est le malheur. celui qui connaît la loi possède le savoir. Il se montre, alors, impartial. Impartial, il agit royalement. Royal, il atteint le divin. Le divin atteint, il est uni au Tao et se trouve désormais au-delà de tout péril. Rien ne peut le surprendre. Rien ne peut l’émouvoir. Rien ne peut le toucher. Pas même la mort.

DIX-SEPT : Des grands souverains d’antan le peuple ne connaissait que le nom. Ce furent des rois aimés et loués. Puis en vinrent d’autres qu’il craignit. Puis d’autres qu’il méprisa. A celui qui n’a pas confiance le peuple ne peut faire confiance. L’énergie du grand souverain ne se dissipe pas en paroles. Elle suscite toute vocation et toute action. Alors le peuple dit : C’est nous qui avons fait tout cela . Il dit aussi : Nous sommes libres .

DIX-HUIT : Autrefois le Tao régnait. L’homme suivait l’ordre de la nature. Puis il advint une époque où le Tao fut oublié et ce fut alors l’ère de la justice des hommes. Puis ce fut l’époque de l’intelligence et de l’habileté. et les ambitions ne connurent plus de bornes. La paix quitta les familles. Mais c’est dans l’adversité que se révèlent les fils respectueux. L’Etat sombra dans le désordre. Mais c’est pendant l’anarchie que surgissent les serviteurs loyaux. Ainsi le Tao est toujours près de l’homme pour le secourir.

DIX-NEUF : Renoncez au savoir, ne vous mêlez plus de morale. Le peuple s’en trouvera cent fois mieux. Abandonnez toute justice humaine et chassez ses lois. Le peuple redécouvrira les vertus familiales. Renoncez au luxe, bannissez le profit. Il n’y aura plus de voleurs ni de bandits. renoncez à tout cela et croyez en l’inutilité de l’apparat. Soyez simples, demeurez fidèles à vous-mêmes. Rejetez de vos cours l’égoïsme et les désirs. La voie s’ouvrira devant vous.

VINGT : Renoncez à l’étude et vous connaîtrez la paix. Entre oui et non la frontière est bien mince. Le bien et le mal sont entremêlés. La peur qu’éprouve le commun des mortels ne doit pas effleurer votre cour. Les hommes courent aux festins de la vie. Ils cueillent les fleurs du printemps, du printemps qui annonce la vie. Mais moi seul reste calme, étranger au tumulte, comme le nouveau-né qui n’a pas encore souri. Je suis seul. Immobile. Je parais démuni de tout, je parais ignorant, je parais abandonné, sans but, sans logis. La multitude s’affaire à accroître ses biens. Moi seul ne possède rien. L’homme de la foule a des idées sur tout. Moi seul hésite. L’homme de la foule est actif, efficace. Seul, je reste immobile. Je regarde sans voir. Mes pensées, égarées, m’échappent pour danser, dans les nuages et le vent, parmi les vagues de l’océan. La multitude des hommes s’affaire, réalise, construit. Je demeure absent, délaissé, inutile. Et pourtant, mes haillons cachent la plus grande des richesses. Seul, je diffère des autres. Je suis l’enfant de la Mère universelle. L’enfant du Tao.