Dao De Jing, le Livre de la Voie et de la Vertu

Le célèbre ouvrage de LAO TSEU en 81 chapitres

École chinoise, Lao-tseu sur son buffle, suivi par un disciple, XVIIIe s., Paris, Bibliothèque Nationale.

Chapitre 1 à 10 Chapitre 11 à 20 Chapitre 21 à 30 Chapitre 31 à 40
Chapitre 41 à 50 Chapitre 51 à 60 Chapitre 61 à 70 Chapitre 71 à 81

Nouvelle traduction de Conradin Von Lauer © Editions Jean de Bonnot 1990. Chez Jean De Bonnot 7, Faubourg St-Honoré, Paris, France. Le livre lui-même est une édition bibliophilie unique illustrée de compositions de Yin-Gho. Chaque texte y est présenté dans sa version d’origine chinoise ainsi qu’en langue française. Édition très probablement épuisée…

QUARANTE ET UN : Lorsqu’un esprit sage entend parler du Tao, il s’applique à le suivre. Lorsqu’un esprit moyen entend parler du Tao, tantôt il y pense, tantôt il l’oublie. Lorsqu’un esprit superficiel entend parler du Tao, il éclate de rire. Mais, s’il n’en était pas ainsi, Le Tao ne serait pas le Tao. C’est pourquoi la sagesse nous enseigne que la voie étincelante paraît sombre. La voie qui progresse semble reculer. La voie juste semble pleine d’embûches. La vertu parfaite semble semble vide de sens. La vertu généreuse semble inutile. La vertu la plus ferme semble fragile. La vérité bien ancrée a l’air de vaciller. Un très grand carré nous empêche de voir ses points extrêmes. Le trop grand vase est impossible à modeler. La musique céleste est au-delà des sons. Le Tao est caché. Il n’a pas de nom Il est et il n’est pas. Mais c’est lui qui maintient le monde. Il en est le sens.

QUARANTE-DEUX : Le Tao engendra UN. Un engendra Deux. Deux engendra Trois. Trois engendra les dix mille êtres et tout ce qui est vivant. Les dix mille êtres portent l’obscurité sur leurs épaules mais serrent dans leurs bras la lumière. Chacun d’eux a été engendré par ce souffle divin que l’on nomme harmonie. Les hommes redoutent d’être pauvres, délaissés, sans valeur ou sans mérite. Et pourtant, les souverains et les princes sages se nomment eux-mêmes ainsi : sans valeur, sans mérite. C’est pourquoi, parmi les êtres, celui qui s’élève se diminue, et celui qui se diminue s’élève. Et le violent qui veut s’imposer par la violence mourra par la violence. Ceci est un des fondements de l’enseignement. Une des vérités du Tao.

QUARANTE-TROIS : Dans l’univers, le plus faible vient à bout du plus fort. Seul ce qui est sans substance peut pénétrer un espace plein. Par là le Sage reconnaît la vertu du non-agir. Enseigner sans la parole, entreprendre sans agir. Voilà la vertu. Cela est difficile à comprendre pour la plupart des hommes. Là pourtant se trouve la vérité. Car le plus souple gagnera le plus fort et rien ne saurait égaler la puissance du non-dire et du non-faire.

QUARANTE-QUATRE : De la gloire ou de la santé, quel est le plus important ? De la santé ou de la richesse, quel est le plus précieux ? Du gain ou de la perte, quel est le plus honteux ? L’homme trop passionné s’expose à la souffrance. L’avare qui prévoit et amasse subit de lourdes pertes. Celui qui se contente de ce qu’il a reste serein. Celui qui sait se réfréner tient à distance le danger. Par là son existence sera préservée. Car qui aura trop aimé sera frustré. Et qui aura trop amassé ne possèdera rien.

QUARANTE-CINQ : La perfection achevée semble imparfaite. Et pourtant elle rayonne sans fin. La plénitude parfaite paraît vide. Et pourtant elle est intarissable. Elle donne sans jamais s’épuiser. Une franchise extrême semble fausse. Une habileté extrême entrave le geste. Une éloquence extrême ne persuade personne. le mouvement triomphe du froid, et c’est l’immobilité qui triomphe de l’ardeur. C’est dans le calme et la sérénité que réside le bonheur, car la quiétude et l’immobilité règlent le monde. Ainsi est-il.

QUARANTE-SIX : Quand un peuple suit le Tao, les chevaux de guerre restent à la ferme et labourent les champs. Quand un peuple a perdu le Tao, les chevaux de guerre sont aux portes de la ville prêts à la bataille et les champs restent incultes. Il n’est pas de plus grave erreur que d’écouter ses désirs. Il n’est pas de plus grande misère que de ne savoir se contenter. Il n’est pas de pire fléau que l’envie de posséder. C’est pourquoi celui qui limite ses désirs ne saurait manquer de rien. Ses granges seront pleines, ses champs cultivés et son coeur comblé de joie. ainsi veut la loi.

QUARANTE-SEPT : Sans franchir sa porte, connaître le monde entier. Sans regarder par la fenêtre, entrevoir le chemin du ciel… Plus on voyage, plus la connaissance s’éloigne. C’est pourquoi le Sage connaît sans se mouvoir, comprend sans examiner et accomplit sans agir.

QUARANTE-HUIT : En s’adonnant à l’étude, on s’accroît chaque jour. En se consacrant à la voie, on diminue chaque jour. Et l’on continue de diminuer jusqu’au jour où l’on cesse d’agir. N’agissant plus, il n’est rien, désormais, qu’on ne puisse accomplir. La conduite du royaume revient à qui demeure au-dessus de l’action. Celui qui lutte pour gagner le royaume ne l’obtient jamais.

QUARANTE-NEUF : Le Sage n’a pas de conscience propre, il est la conscience de l’univers. Il est bon avec le juste, mais bon aussi avec celui qui ne l’est pas, car la plus grande vertu est la bonté. Il est loyal avec le fidèle, loyal aussi avec celui qui ne l’est pas, car la plus grande vertu est la loyauté. Le Sage est humble et modeste aux yeux du plus grand nombre. Il paraît faible et désarmé. Mais le peuple retient son souffle et se fait attentif devant cet homme semblable à un petit enfant. Car son coeur peut contenir le monde entier.

CINQUANTE : Où s’arrête la vie, où commence la mort ? Trois hommes sur dix suivent le sentier de la vie. Trois hommes sur dix suivent le sentier de la mort. Trois hommes sur dix quittent trop tôt le sentier de la vie pour celui de la mort. Pourquoi ? Parce qu’ils brûlent leur vie aux feux de leurs passions. Celui qui garde sa sérénité ne rencontre pas le rhinocéros ni le tigre. Il traverse sans dommage les rangs d’une armée hostile. Car il n’offre pas de prise à la corne mortelle, il n’offre pas de prise aux griffes qui déchirent, il n’offre pas de prise à l’épée meurtrière. Pourquoi ? Parce que sur lui la mort n’a plus de prise.

CINQUANTE ET UN : Le Tao donne la vie aux dix mille êtres, et par sa vertu il les nourrit. La matière modèle leur forme et le milieu les fait s’épanouir. C’est pourquoi tous ont, pour le Tao et sa vertu, respect et adoration. Personne, pourtant, ne le leur demande. Ils ne font que suivre la loi de la nature, le Tao. Qui donne sans posséder. Régit sans diriger. Réchauffe sans feu et protège sans armes. Sa vertu est mystérieuse. En réalité, la voie les met au monde, les fait croître et se développer, leur permet de mûrir et de se parfaire, et les accompagne toute leur existence. Elle donne la vie sans vouloir posséder, elle agit sans rien demander, elle régit sans contraindre. Elle est la vertu primordiale.

CINQUANTE-DEUX : A l’origine de l’univers est la mère. Par la Mère l’on peut connaître les enfants. Celui qui connaît les enfants et garde son attachement à la Mère n’a pas peur de la mort. Garder le silence et modérer son énergie permet de traverser l’existence sans fatigue. Sortir de sa réserve et s’agiter fait perdre le sens de l’existence. Celui qui sait s’émerveiller des petites choses marche dans la lumière. Celui qui garde sa douceur dans le tumulte a de la grandeur d’âme. Tirer parti de rayons de soleil en ayant une pensée pour leur source préserve du malheur. Celui qui agit ainsi chemine dans la voie. Il hérite de l’Eternel.

CINQUANTE-TROIS : Si une haute fonction m’était confiée, voici ce que je voudrais enseigner : Suivez la voie, et craignez de vous en écarter. La grande voie est toute simple, Mais la multitude préfère divaguer sur des chemins de traverses. Sur des raccourcis qui sont des impasses. Un palais superbe se dresse devant vous, mais son apparence est illusoire. Regarde : Alentour les champs sont en friche. Ce n’est qu’herbe folle. Et les greniers sont vides. Se vêtir d’habits somptueux, se ceindre d’épées étincelantes, festoyer alors qu’on n’a plus faim, ne plus savoir où serrer ses richesses, c’est glorifier le vol et le mensonge. Ceci est bien loin du Tao.

CINQUANTE-QUATRE : Ce qui a été bien planté ne pourra pas être arraché. Ce qui a été solidement bâti ne sera pas détruit. Et le souvenir des ancêtres se perpétuera de génération en génération. Cultive la vertu en toi-même, elle sera authentique. Cultive-la dans la famille, elle augmentera. Cultive-la dans le village, elle s’étendra. Cultive-la dans le royaume, elle deviendra florissante. Cultive-la dans le monde, elle sera partout. Car c’est en les comparant à lui-même que l’individu considère les autres individus et que la famille juge les autres familles. C’est aussi en fonction de lui-même que le village considère les autres villages, et le royaume les autres royaumes. Dans tout ce qu’il contemple le Sage voit l’ébauche de l’univers entier.

CINQUANTE-CINQ : Celui qui porte en lui la vertu est comme l’enfant nouveau-né : innocent. Les bêtes venimeuses ne le piquent pas, les fauves l’épargnent, les oiseaux de proie ne fondent pas sur lui. Ses os sont faibles, ses muscles aussi. Et pourtant, quelle force ont ses petites mains ! Il ignore l’union de l’homme et de la femme, et pourtant sa virilité se manifeste déjà. Il crie tout le jour et pourtant sa voie reste claire, tant est parfaite son harmonie. Atteindre l’harmonie, c’est connaître l’éternel. Connaître l’éternel, c’est être dans la lumière. Néfaste est l’abus de la vie car être fort c’est dominer son souffle. Trop d’énergie dépensée nous éloigne du Tao. Dès lors, la fin est proche.

CINQUANTE-SIX : Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas. Garder sa bouche close. Modérer ses sens. Tempérer ses ardeurs. Ramener chaque chose à sa valeur. Voiler l’éclat dont on rayonne. Etre conscient de son union profonde avec la nature, c’est atteindre la parfaite harmonie. Dès lors, le Sage n’est plus affecté par l’amitié ou l’inimitié, par le bien ou par le mal, par les honneurs ou la disgrâce. Il est parvenu au degré suprême. Par la voie.

CINQUANTE-SEPT : On gouverne un royaume par la justice. On conduit une guerre par la tactique. Mais c’est en renonçant à toute action qu’on devient le maître du monde. Comment peut-on savoir celà ? En considérant ceci : Plus il y a d’interdits, plus le peuple s’appauvrit. Plus les armes se perfectionnent, plus le pays est dans le désordre. Plus les hommes sont ingénieux et habiles, plus leurs inventions deviennent néfastes. Plus nombreux sont les décrets et les lois, plus les malfaiteurs et les bandits pullulent. C’est pourquoi le prince sage dit : Je n’agis pas et le peuple s’amende de lui-même. Je demeure dans la quiétude et le peuple s’améliore. Je ne recherche aucun profit, et le peuple voit augmenter ses biens. Je demeure sans désirs et le peuple retrouve les bienfaits d’une vie simple.

CINQUANTE-HUIT : Lorsque le prince est simple et bienveillant, le peuple est honnête et prospère. Lorsque le gouvernement est intransigeant et soupçonneux, le peuple est roué et mesquin. Les racines du bonheur naissent dans le malheur. Le malheur sommeille sous le bonheur. Qui peut prévoir l’avenir ? Car les règles de ce monde sont instables et mouvantes : la droiture peut être prise pour de la ruse et le bien confondu avec le mal. Depuis toujours l’égarement de l’homme le plonge dans l’erreur. C’est pourquoi le Sage admoneste sans blesser, conseille sans vexer, redresse sans contraindre. Il éclaire mais n’éblouit pas.

CINQUANTE-NEUF : Rien ne vaut la modération quand on veut gouverner les hommes tout en servant le ciel. La modération doit être le souci constant de l’homme. C’est ainsi que la vertu devient grande, en lui. Lorsqu’il a atteint un haut degré de vertu, tout lui devient possible. Si rien ne lui est impossible, ses limites sont inconnaissables. L’homme dont les limites sont inconnaissables peut posséder le royaume. Celui qui possède le grand principe du royaume oeuvre sans fin. Et pour le bien. Il puise à la racine féminine de toute chose. Il puise à la fondation immémoriale, celle qui donne plénitude à sa vie et lumière à son esprit. Oui, c’est celui qui est juste qui devient roi, car il imite le ciel.

SOIXANTE : On gouverne un Etat comme on cuit un petit poisson : avec précaution. Si l’empire est gouverné selon le Tao, les démons invisibles perdent leurs armes. Non qu’ils ne soient puissants, mais ils ne nuiront pas aux hommes. Non qu’ils ne puissent nuire aux hommes, mais parce que le Sage, lui, ne nuit pas aux hommes. Les forces des entités invisibles et celles du Sage ne nuisent pas aux hommes ni ne se nuisent mutuellement. Cet état de chose est une manifestation de la vertu qui est à l’oeuvre dans le monde. Et le monde, par elle, sera meilleur.